Bloguer ou ne pas bloguer ? Telle n’est pas la question !

To Blog Or Not To Blog? se demande Jayne Reardon de la commission sur le professionnalisme à la cour suprême de l’Illinois. Pourtant, telle n’est pas exactement la question, à mon avis. D’ailleurs, à bien y regarder, ce billet de l’avocate américaine ne pesait pas le pour et le contre du blogging mais exposait plutôt les avantages qui, selon elle, peuvent encourager un juriste à bloguer.

Pourquoi bloguer, voilà donc la véritable question qui mérite d’être explorée.

Au-delà des motivations purement personnelles, voire intimes, qui poussent un juriste à se lancer dans le blogging, il existe des raisons d’ordre professionnel, d’ailleurs variables selon les fonctions exercées. On laissera de côté pour cette fois les motivations purement personnelles. Elles entretiennent souvent un lien particulier avec l’écriture ou la mise en scène de soi. Même si elles peuvent présenter un réel intérêt pour cerner le phénomène du blogging juridique, je ne dispose pour le moment d’aucune donnée permettant d’en parler. En revanche, je dispose des réponses à un sondage réalisé auprès de juristes blogueurs québécois à l’été 2015 dans le cadre de ma précédente recherche et des témoignages spontanés glanés dans la blogosphère.

La première raison de bloguer invoquée, toutes professions juridiques confondues, est la recherche de visibilité dans le secteur d’activité dans lequel les blogueurs exercent. Elle prend toujours la forme du partage d’informations, d’analyses et d’opinions juridiques. Les blogueurs diffusent ainsi, à titre gratuit et à un lectorat élargi, leurs points de vue sur l’actualité juridique et judiciaire ainsi que, parfois, des clés pour les comprendre.

La visibilité qu’offre la création d’un blogue est tellement grande que des entreprises spécialisées dans le marketing juridique proposent à leurs clients la création d’un blogue pour développer leur image de marque, accroître leur réputation et développer leur clientèle. De fait, au titre des avantages qu’ils retirent du blogging juridique, les répondants à mon sondage ont majoritairement confirmé un accroissement de leur visibilité, et de leur clientèle le cas échéant.

Cela étant, il me semble nécessaire, pour mon propos, de distinguer ce que l’on pourrait appeler les « blogues vitrines », qui ont pour raison d’être d’attirer des clients, des blogues juridiques « proprement dits », qui seuls m’intéressent ici.  Les premiers ont un contenu informatif sur des questions qui relèvent directement du domaine de pratique de l’avocat ou du cabinet. Les clients potentiels sont à la fois initiés au droit, par des billets courts et vulgarisés, et invités à consulter le juriste ou le cabinet en cas de besoin dans le domaine d’expertise considéré. Les seconds s’adressent davantage à la communauté juridique et proposent un contenu plus technique, même s’il s’agit seulement de résumer des décisions judiciaires ou de relayer des informations à caractère juridique. La quête de visibilité est toujours à l’œuvre, mais elle est menée dans un esprit de partage du savoir et d’échange avec les membres de la communauté.

On admettra aussi que, dans cette quête de visibilité, les enjeux ne sont pas tout à fait les mêmes pour un avocat et pour un professeur de droit ou un chercheur.

De plus, si tout juriste peut créer un blogue, n’est pas blogueur qui veut.

Le blogging juridique est une pratique. Elle requiert avant tout une expertise, un savoir, qui nourriront les billets. Bloguer est aussi un engagement professionnel. Le blogueur y consacre du temps (veille et recherche d’informations, sélection de jurisprudence, écriture, réponses aux commentaires), de l’énergie (pour demeurer régulier dans les publications alors que le blogging s’ajoute aux tâches habituelles du juriste). Enfin, bloguer expose celui qui s’y livre en même temps qu’il contribue à faire circuler du savoir dans la communauté juridique et au-delà.

Alors, pourquoi bloguer ?  Oui, pourquoi alors que personne ne vous y contraint ?

#1  Pratiquer l’écriture juridique 

Il s’agit de la raison la plus générale et probablement celle à laquelle on pense le moins. Bloguer, c’est écrire sur le droit, et d’une manière inhabituelle pour les juristes car : totalement libre, autonome, spontanée ou longuement réfléchie.

Or, comme les autres formes d’écriture, le blogging est une pratique qui ouvre sur la réflexivité.

Elle permet aux juristes qui s’y adonnent une meilleure connaissance, une meilleure maîtrise, une meilleure compréhension des questions au sujet desquelles ils bloguent. Sans nécessairement parler de magie, comme n’hésite pas à le faire Kevin O’Keefe à la suite de Euan Semple, on peut affirmer que bloguer aide à penser, à éclaircir ses idées avant de les formuler, mais aussi après les avoir livrées au public, grâce aux éventuels commentaires reçus. Bloguer aide à organiser sa pensée, d’une manière claire, concise et précise à partir d’informations utiles à l’exercice de la profession du blogueur.

Euan Semple écrit à ce sujet :

We get to test and improve our thinking in real time.

Les chercheurs, dont les juristes, profitent du blogging dans une telle perspective. Les carnets de recherche disponibles sur hypotheses.org illustrent d’ailleurs cette tendance du blogging professionnel chez les chercheurs. La pratique de l’écriture sur les blogues est même encouragée par certains afin de désengorger le monde de l’édition savante traditionnelle. Dans Why every academic under 60 must have a blog, Les Green explique:

The idea is that compulsory blogs could in time become safety valves, relieving pressure from journals and book publishers. Professors will thus be nudged—not compelled—towards writing in places where the marginal cost, and harm, of another publication is about zero.

# 2  L’apprentissage et le développement professionnels

À la question quels sont les avantages que vous retirez du blogging juridique, certaines des réponses obtenues sont à cet égard éclairantes : « maintient des connaissances », « opportunité de recherche » ou encore « outil de gestion de l’information super puissant ». Laconiques, ces réponses contiennent en réalité l’ensemble des considérations liées à l’apprentissage et au développement professionnel que permet le blogging juridique pour les praticiens, les professeurs, chercheurs et étudiants.

À propos de son blogue À bon droit, qui offre des résumés et des commentaires de jurisprudence, l’avocat Karim Renno précise :

[…] il s’agit d’un outil de pratique pour tenir à jour une liste de précédents. » « Quelle meilleure raison y a-t-il de créer un blogue? », dit Karim. « Les recherches prennent du temps », dit-il. « Et plus le contenu est organisé, plus la pratique gagne en efficacité. » Par ailleurs, les bons plaideurs consacrent beaucoup de temps à la lecture de la jurisprudence. En réalité, entretenir un blogue ne requiert pas beaucoup plus de temps, dit-il, compte tenu de la valeur que l’outil de pratique acquiert au fil du temps.

Pour Jayne Reardon le développement professionnel est même la première raison de bloguer :

The internet is a huge source of professional learning. By reading and writing blogs, we are forced to enhance our knowledge and clarify our thinking. When we blog, we have to sift through the plethora of information out there, analyze, synthesize, and then, finally, share our perspectives on what we’ve gleaned. This allows us to strengthen our critical thinking and our analytical skills without the pressure or burden of legal argument or scholarship.

De leur côté, les professeurs ont saisi la dimension pédagogique du blogging en y invitant par exemple leurs étudiants dans le cadre de leur apprentissage du droit ou dans le cadre de leurs travaux de recherche. Le blogue droitdunet initié par le professeur Vincent Gautrais de l’université de Montréal s’inscrit dans une telle démarche pédagogique : les étudiants bloguent dans le cadre de leur cours et leurs billets sont évalués au même titre que d’autres travaux. Le blogue de l’observatoire des mesures visant la sécurité nationale de la même université va dans le même sens. Ailleurs au Canada, cet usage du blogging est également répandu. Enfin, les professeurs de droit arriment aussi parfois leur blogue à leurs enseignements pour en faire un outil pédagogique, comme les blogues de Ivan Tchotourian et de Hugo Tremblay par exemple

# 3 Décloisonner les savoirs

Avocats, professeurs et chercheurs blogueurs partagent ce souci de rendre accessible le savoir au plus grand nombre. Le format du blogue, qui invite (sans toujours y parvenir) à la concision, la clarté et la simplification, ainsi que sa gratuité en font un medium accessible au-delà des cercles d’experts

Bloguer, c’est souvent chercher à éduquer la population, rendre accessible un savoir juridique par nature hermétique. Pierre Trudel, Véronique Robert pour ne citer qu’eux, œuvrent en ce sens. Le blogue de Maître Éolas est également un modèle du genre en France, qui contribue également à mieux faire comprendre le métier d’avocat. C’est aussi l’une des bonnes raisons de bloguer selon Jayne Reardon.

Par ailleurs, diffuser les travaux de recherche simplement en cours ou leurs résultats est l’une des raisons majeures de la prolifération des blogues de chercheurs. Cette communication scientifique directe qui favorise aussi bien l’interdisciplinarité que la vulgarisation, est de plus en plus prisée, pour des raisons d’ailleurs fort bien exposées par la London School  of economics qui héberge de tels blogues  :

The central role of all LSE blogs is knowledge exchange. Each blog features academic insights and perspectives in accessible and intelligible formats aimed at citizens, journalists and policy-makers. […]

But the blogs also seek to bridge the divide between academia and NGOs, think tanks, professions, pressure groups and a wide range of organisations interested in the topics and research we explore. We encourage the submission of well-argued and evidence-based material that can improve public and scholarly debate.

Through a range of social and digital media, we seek to contribute to a better informed public debate, to facilitate the sharing and exchange of knowledge between experts within and outside universities, and to open up the full richness of contemporary academic research so as to increase its visibility and impact

Pour terminer, à la question pourquoi bloguer, j’aurais personnellement envie d’ajouter : tout dépend qui pose la question. En effet, après avoir abordé les raisons particulières qui poussent les uns et les autres à bloguer il me semble important de bien situer la question dans son contexte.  Je distingue, dans la communauté juridique québécoise, trois catégories de juristes : ceux qui bloguent (peu nombreux), ceux qui lisent les blogues (sans aucun doute plus nombreux que les précédents, sans que je sois en mesure d’évaluer leur nombre pour le moment) et ceux qui ignorent les blogues (la majorité des juristes aujourd’hui).

Il me semble que parler des raisons de bloguer ne peut résonner de la même manière dans ces 3 catégories. Pour les blogueurs, qui aiment partager leur expérience du blogging, les raisons de bloguer sonnent aussi bien comme des justifications de leur engagement professionnel que comme des encouragements au blogging pour les autres juristes. Le blogue que vous êtes en train de lire a d’ailleurs la chance de pouvoir se nourrir de cette matière précieuse. Pour les lecteurs de blogues, les raisons de bloguer s’apparentent à des grilles de lecture permettant de mieux cerner les blogueurs, la place où ils situent leurs écrits, leur crédibilité en tant qu’experts ou savants. Pour les juristes qui ignorent les blogues, les raisons de bloguer que j’ai pu recenser ne sont d’aucune utilité puisqu’ils ne liront pas ce blogue… Si d’aventure cela devait tout de même arriver, disons que la question pourquoi bloguer sonnerait comme une invite à lire des blogues, à ne plus ignorer leur potentiel, bref à les prendre un peu au sérieux.