Les blogues juridiques sont-ils la doctrine de demain ?

C’est la question que la division québécoise de l’Association du barreau canadien a choisi de lancer aux juristes en les invitant à une conférence à laquelle j’aurai l’honneur de participer le 26 octobre prochain à Montréal (détails et inscription ici).

J’aimerais aujourd’hui tenter, non pas d’y répondre, mais plus simplement de la mettre en contexte afin de faire apparaître certains des enjeux qu’elle soulève.

Pour commencer, notons que si l’on ignore pour le moment comment la question sera reçue par les juristes québécois, on sait qu’elle a déjà fait son petit effet en France où l’éditorialiste de Lexbase s’en est étonné, avant de s’en emparer pour la commenter à la lumière du contexte français.

Fabien Girard de Barros écrivait en juillet :

Je ne sais pas à Montréal, mais en France, le déjeuner-causerie (sic) ferait certainement des remous. […] C’est que l’on part de beaucoup plus loin. Observez la formulation de la question : il s’agit simplement de déterminer si les blogs, dans leurs formats, leur réactivité, leur liberté, constituent la doctrine de demain -ça c’est au Québec- ; quand je vous assure que la première interrogation en France est de savoir si un blog peut, d’abord, être considéré comme de la doctrine.

Il me semble que l’auteur est victime d’un effet d’optique à plusieurs égards. Tout d’abord, il faut en convenir : ainsi formulée la question de l’ABC est accrocheuse; elle a le mérite de venir piquer au vif, de ne pas laisser indifférent, et même d’ouvrir une discussion. Mais pour tout dire, si elle est osée en France elle l’est tout autant, sinon davantage, au Québec. Car, au risque de décevoir M. Girard de Barros, le Québec n’est pas aussi avancé qu’il le pense lorsqu’il s’agit de reconnaître un caractère doctrinal aux blogues juridiques. En réalité, c’est bien la première fois que la question est posée. Jusqu’à une époque très récente, le désintérêt pour les blogues juridiques et leur méconnaissance par la communauté étaient tellement évidents que la question de leur caractère doctrinal n’avait tout simplement pas lieu d’être posée. Lorsqu’en 2014, je soumis l’hypothèse selon laquelle les blogues pouvaient tout à fait véhiculer de la doctrine juridique, un ami professeur de droit, nouveau blogueur, me répondit que les blogues ne pouvaient pas être de la doctrine. Pourquoi ? demandai-je alors. Réponse : la doctrine, ce n’est pas ça. Avant même de l’interroger sur ce que signifiait la doctrine pour lui, je me suis permis de lui demander : si les opinions que tu as émises dans les billets que tu viens de publier sont reprises par la Cour suprême, continueras-tu à penser que les blogues ne sont pas de la doctrine ? Peut-être ai-je alors fait naître un doute chez celui qui, peu après, publiait dans une revue scientifique à comité de lecture un article tiré de ses billets de blogue. J’appris également de ces échanges que, pour certains juristes, contribuer à un blogue juridique constituait un dévoiement et risquait de les priver de toute crédibilité…

Finalement, cette opinion au sujet des blogues juridiques faisait écho aux voix qui s’étaient exprimées dans d’autres systèmes juridiques, il y a déjà plusieurs années. En France, face à l’engouement suscité par le blogging juridique, un éditorialiste tenait en 2007 des propos iconoclastes sur la « bloghorrée (Félix Rome, (2007) Recueil Dalloz. 361) dans lesquels il évoquait une doctrine virtuelle, et surtout la crainte d’un éclatement de l’unité doctrinale, dès lors que n’importe qui pouvait se mettre à écrire sur le droit…Aux État-Unis, on se demandait plutôt comment le blogging juridique allait transformer la doctrine (dans sa dimension académique désignée par l’expression legal scholarship). À la question Is blogging scholarship? James Lindgren répondait: What do you want to know ? et soulignait, à juste titre, que si le format des blogues est bien différent des publications académiques traditionnelles, le contenu poursuit souvent les mêmes objectifs : diffuser de l’information et du savoir juridiques.

Plus récemment, les juristes français posaient à nouveau la question des blogues, mais cette fois en termes de dématérialisation de la doctrine juridique, semblant tenir pour acquis que les blogues constituaient une forme de littérature doctrinale, ce que semble ignorer Fabien Girard de Barros en soulignant le retard français.

Bref, avant d’être établi par l’ABC, le lien entre la doctrine et les blogues avait déjà fait l’objet de questionnements et de débats ailleurs, sans que l’on puisse dire s’ils sont à ce jour véritablement dépassés.

Les blogues sont-ils de la doctrine (aujourd’hui ou demain) ?

Devant la difficulté de la question, certains ont parfois choisi, en toute simplicité, de ne pas se prononcer. Il serait également très tentant d’évacuer ce (faux) problème en arguant que les blogues ne sont que des supports et, au même titre que les ouvrages, les articles de revues, les encyclopédies, les thèses de doctorat, ils peuvent donc très bien véhiculer de la doctrine.

Pourtant, il ne me semble pas envisageable de céder à cette tentation, pour la bonne raison que la question revient sans cesse, preuve qu’il est impossible de se satisfaire d’une telle réponse. Preuve surtout que la question des blogues juridiques a quelque chose de dérangeant et que leur statut comme source documentaire du droit est discuté.

Je propose de livrer quelques observations et pistes de réflexion à ce sujet.

L’incertitude qui semble entourer le statut doctrinal des blogues ne me semble pas tant résulter de la nouveauté du support auquel le monde du droit, par nature conservateur, n’aurait pas encore su attribuer sa juste place. Il résulte bien davantage d’une question préliminaire essentielle : qu’est-ce que la doctrine juridique ?

S’il suffisait, comme on le fait très souvent, de réduire la doctrine juridique à la littérature sur le droit ou, ce qui revient ici au même, à un ensemble d’auteurs, les blogues juridiques n’auraient aucune difficulté à faire partie des moyens d’expression de la doctrine.

En pratique, ce n’est pas aussi simple car la notion de doctrine, dont l’emploi est si courant et paraît si évident, est en réalité très difficile à cerner, pour plusieurs raisons que je me contenterai d’énoncer ici.

Premièrement, la définition même de la doctrine est trop souvent parasitée par la question de la valeur des écrits doctrinaux. Pour de nombreux auteurs, ne mériteraient de faire partie d’une véritable doctrine, d’une doctrine « digne de ce nom », qu’une partie des écrits concernant le droit : les plus savants, les plus élaborés, les plus réfléchis, bref les écrits ou travaux d’une certaine ampleur. On est alors en droit de se demander comment il convient de qualifier les autres écrits qui, même s’ils sont de moindre ampleur et de moindre qualité, alimentent la littérature juridique (A. Popovici distingue pour sa part doctrine et Doctrine). On a donc tendance à faire de la valeur des écrits (qui est évidemment différente d’un auteur ou d’une publication à l’autre) un élément essentiel de la définition de la doctrine juridique, alors qu’il est tout à fait possible, et peut-être même souhaitable, de s’en tenir aux fonctions que la doctrine exerce dans le système juridique pour la définir.

Deuxièmement, les juristes québécois ont hérité de la définition du mot doctrine qui a cours en France. Les common lawyers emploient quant à eux le mot doctrine pour désigner une théorie ou un principe juridique, et l’usage des italiques leur permet de faire référence à son sens particulier en français (selon les époques, on écrit par exemple la doctrine en français dans le texte, ou l’on renvoie aux french legal writers). Cependant, il faut prendre garde que la transposition du mot doctrine dans le système québécois n’autorise pas à voir dans notre doctrine un exact équivalent de la doctrine française. La signification française de ce mot est lourdement chargée d’histoire (celle des sources du droit) et les débats qu’elle suscite régulièrement ne peuvent être bien compris qu’en considération de particularismes (tel que le mode de recrutement des professeurs de droit) qui sont éloignés de la réalité québécoise.

Aussi, la question de savoir si les blogues juridiques sont de la doctrine ne saurait soulever exactement les mêmes enjeux des deux côtés de l’Atlantique.

Enfin, je terminerai en revenant à l’argumentaire de l’ABC que je me permets de reproduire en partie ici :

Des monographies obsolètes dès leur publication. Des revues obscures auxquelles personne n’a accès. Des articles dont la révision s’éternise. Trop fixe, trop conservateur, trop lent. Certains crient au déclin de l’imprimé juridique. Pendant ce temps, la blogosphère juridique s’agite: ces commentaires, souvent produits en temps réel, sont-ils appelés à remplacer la doctrine traditionnelle? Les formats sont multiples : certains proposent des commentaires étoffés, d’autres des capsules dont la brièveté est l’atout, d’autres encore, se présentent comme des répertoires. Timidement, quelques juges y prennent appui. Cette formation de l’ABC-Québec se veut une présentation de la blogosphère québécoise, tant au plan externe qu’interne.

On retrouve dans cette présentation le lien classique entre doctrine et types de publication et le rappel de l’un des questionnements actuels sur la dématérialisation de la doctrine.

Ce que, pour ma part, je retiendrai de plus intéressant dans ce questionnement sur le remplacement de la doctrine traditionnelle, c’est surtout sa source. Il vient des praticiens. Habituellement, c’est la doctrine universitaire qui, dans un mouvement d’introspection et de quête de définition d’elle-même, s’interroge de la sorte.

Or, lorsque les praticiens, « consommateurs » de doctrine (j’espère qu’on me pardonnera ce terme) se disent insatisfaits de la doctrine traditionnelle et enclins à se tourner vers les blogues, j’entrevois une belle occasion pour la doctrine de s’interroger sur ses fonctions et la meilleure manière de les exercer. Je crois qu’il faut se rendre à l’évidence : les publications traditionnelles, par leur contenu et leur rythme de parution, ne suffisent pas à servir les besoins de la pratique. Or, pour qui écrit la doctrine ? Pour elle-même ou pour l’ensemble de la communauté juridique ?

Les blogues peuvent être envisagés comme l’un des moyens par lesquels la doctrine exerce certaines de ses fonctions (d’information, de critique par exemple) mais non pas toutes. Si bien qu’il ne s’agit ni de prôner ni de prédire la disparition des publications traditionnelles, mais plutôt d’admettre la complémentarité des blogues juridiques avec celles-ci.

Le déjeuner-causerie organisé par l’ABC devrait donc être riche de discussions et d’enseignements dont je ne manquerai pas de rendre compte ici le moment venu.

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