Le 28 avril dernier, se tenait à la Faculté de droit de l’Université Laval la 6e Journée d’étude sur la méthodologie et l’épistémologie juridiques, consacrée cette année à la pensée critique en droit. J’ai eu le plaisir de contribuer à cette journée en y abordant le potentiel critique des blogues juridiques.
J’aimerais revenir sur plusieurs points abordés lors de ma présentation à Laval en montrant, autant que possible, l’actualité de la question de la critique du droit dans les blogues.
Le point de départ de ma réflexion sur la critique dans les blogues juridiques était le suivant : la doctrine juridique assume, traditionnellement, une fonction critique du droit qui s’inscrit plus largement dans une fonction d’opinion. Partant de là, il semblait intéressant d’observer la manière dont cette fonction s’exerçait dans les blogues juridiques. En effet, le format du blogue, plus court, plus réactif et surtout plus libre du point de vue éditorial par rapport aux publications juridiques traditionnelles, laissait entrevoir une opportunité pour les juristes d’exprimer plus aisément une pensée critique sur le droit. Voilà donc l’hypothèse de départ.
L’observation de la blogosphère ne permet cependant pas de vérifier complètement l’hypothèse selon laquelle les blogues sont un terreau fertile pour la critique du droit. Cela peut se résumer à la proposition suivante : s’il existe bel et bien un potentiel critique des blogues juridiques, celui-ci s’avère sous-exploité par les juristes.
Revenons rapidement sur le potentiel critique. Il est manifeste. D’abord parce que les blogues offrent une liberté et une réactivité que l’on ne retrouve sur aucun autre support écrit. Ensuite et surtout parce qu’il existe bien dans la blogosphère des exemples de blogues dont l’orientation est résolument critique tandis que d’autres font une bonne place aux billets critiques, voire polémiques. Pour illustrer mon propos, je me limite à trois exemples dont l’intérêt réside dans leur éclectisme :
Il a été créé par la professeure Geneviève Koubi (laquelle précise toutefois que son site n’est pas un blogue !) qui envisage la critique avant toute chose comme un devoir de questionner le droit aussi bien en tant que chercheur qu’enseignant. Cette critique s’exprime surtout à travers la rubrique intitulée « Questions Droit cri-TIC », dans laquelle l’auteure propose par exemple des “pistes de recherches“ ou des “thèmes de réflexion“ en science juridique.
À mon sens, il y a peu de billets du blogue de Léonid Sirota qui ne soient critiques. L’auteur blogue essentiellement pour exprimer des points de vue, très argumentés, et souvent peu complaisants au sujet de ce qui fait l’actualité du droit constitutionnel. On pourra se convaincre de cette orientation en lisant, par exemple, le billet (et les commentaires dont il a fait l’objet) dans lequel l’auteur livre une critique « en règle » d’un article paru un peu plus tôt au sujet de l’originalisme en droit constitutionnel canadien.
Ce blogue auquel de nombreux constitutionnalistes anglais, mais aussi étrangers (dont des professeurs québécois), contribuent, a publié un nombre impressionnant de billets (et de commentaires) de qualité, souvent critiques, à propos du Brexit. Que ces billets aient été publiés avant la décision de la Cour suprême dans Miller pour éclairer les juges (qui ont d’ailleurs salué la vigueur et l’utilité du débat qui s’est déroulé sur ce blogue), ou après pour la commenter et l’apprécier, ils ont été répertoriés ici pour en faciliter l’accès.
Au-delà de ces exemples, que chacun pourra compléter par ses découvertes dans la blogosphère, on ne peut pas dire que les blogues juridiques soient généralement porteurs d’opinions critiques. Pourquoi ?
Tout d’abord, on constate que la majorité des blogues juridiques visent plus au partage et à la diffusion d’informations juridiques qu’à l’expression d’opinions sur le droit.
Ensuite, et surtout, je serais tentée de retourner le vers de Philippe Néricault et de répondre : parce que si l’art est difficile, la critique, elle, est malaisée (le proverbe la critique est aisée mais l’art est difficile est tiré du Glorieux, pièce du théâtre classique écrite au XVIIIe siècle). En effet, l’art de faire, d’interpréter, d’apprécier le droit est sans doute difficile et demande une expertise et un grand savoir-faire, mais on constate que la critique du droit et de ses interprètes, contrairement au proverbe, est plus malaisée encore.
Pour s’en tenir à la blogosphère, il faut se rappeler qu’elle est très majoritairement nourrie par des blogues d’avocats. Or, les avocats ne sont sans doute pas les mieux placés au sein du système juridique pour critiquer le droit.
En dépit du Code de déontologie des avocats québécois, qui leur reconnaît expressément la possibilité de critiquer une règle de droit, en contester l’interprétation ou l’application ou requérir que celle-ci soit abrogée, modifiée ou remplacée, force est de constater que les praticiens usent très peu des blogues pour émettre des critiques.
Maître Karim Renno, avec qui j’ai eu par ailleurs la chance d’échanger à ce sujet, vient d’y consacrer deux importants billets: le premier, qui s’ouvre sur l’opinion de l’auteur sur la question plus générale de la liberté d’expression des avocats, vise à commenter une décision récente de la Cour d’appel s’inscrivant dans la lignée du fameux arrêt Doré de la Cour suprême. Le second vient clarifier, en l’étayant, l’opinion de l’auteur au sujet du « droit » de critique des avocats.
Il ressort de ces deux billets que le droit de critiquer le droit, et plus spécialement le système judiciaire et l’administration de la justice est si encadré par le Code de Déontologie qu’il en est vidé de sa substance. Karim Renno soulève en effet la difficulté qu’il y a à connaître la portée du droit à la critique au regard des articles 111 et 129 du Code qui concernent, respectivement, le devoir envers l’administration de la justice et le devoir envers la profession.
Et Karim Renno de conclure par cet aveu, déjà prononcé lors de conférences qui nous avaient réunis :
« Au moins une ou deux fois par année, je rédige un billet sur une décision récente que je finis par ne pas publier de crainte de contrevenir à mes obligations déontologiques. »
Or, selon l’appréciation que Karim Renno livre de Drolet-Savoie c. Tribunal des professions (2017 QCCA 842), il y a tout lieu de craindre que cette retenue persiste et se développe même chez les avocats blogueurs :
« À mes yeux, impossible de critiquer le raisonnement de la juge Savard (ou du juge Bisson d’ailleurs) à la lumière du cadre analytique de l’affaire Doré.
Force pour moi de conclure qu’il demeure excessivement hasardeux pour tout avocat québécois de critiquer un ou des juges. Je suis loin d’être certain par ailleurs qu’il en résulte un système de justice plus robuste. »
Qu’en est-il de la doctrine universitaire ? Celle qui a pour mission de connaître le droit, de le commenter, l’interpréter, le systématiser, et l’enseigner n’est-elle pas celle, parmi tous les acteurs du système juridique, qui est la mieux placée pour le critiquer ? C’est ce que donnent à penser certaines définitions de la doctrine qui n’hésitent pas à faire de la fonction critique l’un des attributs essentiels de la doctrine.
Une chose est sûre, le droit de critique est expressément reconnu aux professeurs à travers les conventions collectives régissant leurs rapports avec les différentes universités québécoises, qui en font une part intégrante de la liberté académique, à l’instar de la politique de l’association canadienne des professeures et professeurs d’université :
« La liberté académique n’exige pas la neutralité de la part du personnel académique. Elle rend possibles le discours intellectuel, la critique et l’engagement. Tous les membres du personnel académique doivent avoir le droit d’accomplir leurs tâches sans craindre de représailles ni de répression de la part de l’établissement, de l’État ou d’une autre source. »
Sans entrer dans la discussion que l’affaire Potter a suscitée au sujet de cette liberté académique et du droit à la critique dont elle semblait porteuse, on remarque que tous les professeurs sont concernés par cette liberté académique et non spécifiquement les juristes.
Mais, s’agissant de ces derniers, n’existe-t-il pas, au-delà du droit, un devoir de critique attaché à la qualité de juriste ? Nombreux semblent le penser (V. notamment, « Pour une recherche juridique critique, engagée et ouverte », D. 2010. 1505), et de fait certains l’accomplissent, parfois même à leur détriment.
Force est toutefois de constater que la critique n’est pas si aisée.
Le prix à payer pour les universitaires, peut être (très) élevé. Le jugement des pairs peut faire son œuvre et faire renoncer plus d’un à exprimer un point de vue critique, en particulier s’il porte non pas sur le droit lui-même mais sur l’opinion d’un auteur, d’un pair donc. D’ailleurs, la frontière entre la critique et l’attaque personnelle n’est pas toujours étanche, tant s’en faut. Cela pourra avoir pour effet de miner l’objectivité des opinions émises, voire de disqualifier les juristes en tant que chercheurs. Si les attaques peuvent faire renoncer les professeurs établis, quel jeune professeur ou chercheur oserait compromettre l’avancement de sa carrière pour ses opinions critiques, pour son engagement ?
C’est sans doute cette réalité qui a conduit certains à lancer un appel pressant à la pensée, à la recherche et à l’enseignement critiques du droit, confirmant ainsi que la critique, et les vertus dont elle est porteuse, sont bel et bien en voie de disparaître et qu’il est donc urgent d’inverser ce processus.
Ces préoccupations, il faut bien l’avouer, contrastent singulièrement avec la prolifération des études dites critiques et de l’intérêt grandissant des chercheurs pour les différents courants qui existent. Toutefois, ce qu’a permis de mettre en lumière la journée d’étude consacrée à la pensée critique en droit, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, c’est que la critique du droit et en droit soulèvent beaucoup de questions délicates qui retiennent d’autant plus l’attention des chercheurs qu’elles ne trouvent pas toujours de réponses abouties.
Dans un tel contexte, on ne s’étonnera donc pas que la critique ne soit pas davantage présente dans la blogosphère juridique. On pourra toutefois se rassurer à l’idée que les blogues demeurent un support privilégié d’expression d’une pensée critique.