Je viens enfin de mettre la main sur l’ouvrage Devenir professeur, collectif dirigé par les professeurs Noreau et Bernheim et paru à la dernière rentrée universitaire. L’ouvrage se veut général et ne se limite pas du tout à la carrière de professeur de droit comme en témoigne la diversité des spécialités des nombreux contributeurs. Reste que les juristes, à commencer par les initiateurs du projet, sont très représentés et que cela donne une couleur particulière à l’ouvrage. Cela est très vrai pour la contribution du professeur Gautrais, la seule à laquelle je m’intéresserai ici. Elle est insérée dans la seconde partie de l’ouvrage consacrée à la recherche et au rayonnement (chap. 18, pp. 202-210)
Vincent Gautrais avait déjà publié en septembre 2018 un billet qui résumait l’essentiel de son propos à venir dans cet ouvrage collectif. Il est frappant de constater que le professeur et le blogue est profondément marqué par l’expérience de blogueur du professeur de droit Gautrais. Il n’est pas exagéré de dire qu’il fut au Québec l’un des premiers, sinon le premier professeur de droit à se lancer dans le blogging au milieu des années 2000 alors qu’il faudra attendre 2014-2015 pour que les professeurs de droit de la province s’intéressent de plus près aux blogues en général et à l’écriture de billets en particulier. Comme il l’a expliqué à diverses occasions, sa pratique a évolué au fil des années pour finalement cesser. Le regard que porte Vincent Gautrais sur les blogues est empreint de cette expérience personnelle, qu’il ne cherche d’ailleurs pas à faire oublier, et me paraît le plus souvent difficilement transposable au vécu de professeurs d’autres disciplines, notamment celles qui ont accueilli plus tôt et avec beaucoup plus d’enthousiasme cette nouvelle forme de communication scientifique.
S’appuyant, en les synthétisant, sur les rares réflexions existant sur le blogging des professeurs, l’auteur ne manque pas de souligner l’intérêt et la spécificité des blogues par rapport aux formes plus traditionnelles de publications savantes. Au grè de ces constats, mon attention a été attirée sur plusieurs points qui m’inspirent quelques commentaires.
Pour le professeur Gautrais, « la communauté des blogues est inclusive- y rentre qui veut- et ce milieu (la blogosphère) se nourrit des apports de chacun » (p. 204).
Si l’image ainsi évoquée est attrayante, elle n’est cependant pas conforme à la réalité que j’observe depuis un certain temps. Ce qui est vrai, c’est que les juristes américains, plus précisement des professeurs de droit, ont largement contribué à suggérer cette idée d’une communauté de blogueurs qui se lisent, s’estiment au delà des divergences d’opinions, se citent et finalement se reconnaissent comme un groupe un peu à part des autres juristes, des autres professeurs. À cet égard, il me semble que c’est le colloque organisé en 2006 par la Faculté de droit de Harvard qui marque un tournant et dessine les contours d’une certaine blogosphère, celle des professeurs américains. Les actes du colloque ont été publiés ((2006) 84:5 Wash UL Rev.) et ils forment encore aujourd’hui la base de toute réflexion sur les blogues juridiques. Cette communauté de blogueurs s’est d’ailleurs, pour l’essentiel, maintenue au fil du temps et continue d’offrir régulièrement des billets sur les blogues collaboratifs, que ce soit sur celui initié par Eugene Volokh, ou sur PrawfsBlawg, ce dernier indiquant qu’il réunit juste quelques amis qui essaient de trouver les bons arguments.
Rien de comparable ne s’observe au Canada et surtout pas au Québec, où les blogues ont tardé à émerger et où l’on compte très peu de blogues collaboratifs. Certes, les blogueurs des débuts ont sans doute eu le sentiment d’appartenir à une communauté à l’intérieur de la communauté juridique. Mais il n’existe pas aujourd’hui de communauté identifiable qui se nourrit des apports des autres. C’était l’un des atouts pour ne pas dire attraits des blogues, que de faciliter les échanges entre blogueurs mais aussi entre les blogueurs et leur lectorat. Pourtant, l’opportunité que la technique a permis, les juristes ne s’en sont pas réellement saisis. Maintes illustrations pourraient appuyer mon propos, mais la dernière en date est probablement la plus évocatrice. À ce jour, presqu’une trentaine de billets ont été écrits au sujet du fameux arrêt Vavilov, pour en commenter tel ou tel aspect ou en faire un résumé. Or j’ai pu constater que très rares sont les blogueurs qui réfèrent aux billets publiés par d’autres blogueurs. La lecture de ces textes donne cette impression étrange que chacun écrit en vase clos, sans considération de ce qui se passe dans la blogosphère. Les blogueurs ne sont pas tous des blogueurs dans l’âme, mais peut-être simplement des auteurs qui entendent profiter des avantages du support pour se faire entendre, non pour discuter. Par ailleurs, Vincent Gautrais souligne que dans cette communauté y rentre qui veut, probablement par opposition (même s’il ne le dit pas expréssement) à la communauté des auteurs publiant dans les revues et dont les textes sont évalués et sélectionnés. En réalité, la distinction n’est peut-être pas si tranchée entre les deux manières de publier des textes sur le droit. Dans les deux cas, et pour reprendre cette sorte d’adage appliqué à la doctrine juridique, la vérité c’est qu’écrit qui veut, convainc qui peut. Enfin, en parlant de communauté, le désir de Lexblog de créer une communauté de blogueurs aux États-Unis et bien au-delà, prouve que la chose est loin d’être acquise et que tout, ou presque, reste à faire pour que les blogueurs se connaissent et se reconnaissent.
Plus loin dans son texte (p. 206), le professeur Gautrais affirme qu’il « existe deux formes de blogues: celui des professeurs et celui des étudiants-chercheurs », et note qu' »en dépit de tous ces avantages et de cette tendresse pour l’exercice, [il] ne saurai[t] être totalement optimiste vis-à-vis du premier », dont on ignore de quoi le futur sera fait et qui est sujet à questionnements. Pourquoi le professeur Gautrais n’est-il pas optimiste et en quoi le blogging des professeurs est-il sujet à questionnements ? Il est regrettable que l’auteur ne le dise pas et n’esquisse pas même quelques pistes de réflexion.
J’ai pu faire le même constat d’incertitude et insister sur la difficulté de prédire l’avenir du blogging juridique. Mais s’agissant du caractère doctrinal des blogues canadiens, qui est essentiellement le fait des professeurs de droit, je soulignais qu’en raison de la reconnaissance des blogues comme source doctrinale par les tribunaux, il serait prématuré d’en prédire la mort. Je terminais en estimant que l’avenir du blogging juridique dépend de ce que les juristes feront de cette pratique et demandais notamment si les jeunes professeurs blogueront davantage. En effet, outre la légitimité du support reconnue par la Cour suprême, les facultés de droit sont plus enclines à reconnaître la valeur de ces publications, qu’elles participent au rayonnement de la faculté ou qu’elles prennent la forme de véritables publications liées à la recherche. De plus, les jeunes professeurs sont sans doute plus familiers de la nouvelle technologie et donc plus à l’aise à l’utiliser.
Quoi qu’il en soit, nous disposons de données qui permettent de dire que le blogging professoral ne se porte pas si mal. Depuis le billet que j’avais consacré aux professeurs-bloggueurs, qui en donnait un aperçu tout en soulignant le plus grand intérêt qui lui était accordé, le blogging professoral n’a pas démérité. Le blogue du professeur Daly a toujours autant de succès, il est régulièrement cité par les tribunaux canadiens de tous niveaux qui ont à statuer sur des questions de droit administratif. Le blogue du professeur Sirota n’est pas en reste, maintenant co-détenu avec Mark Mancini, cité par les tribunaux et fort d’un fidèle lectorat. Maxime St-Hilaire, et plus occasionnellement Finn Makela, continuent à s’exprimer sur le blogue de la Faculté de droit de l’université de Sherbrooke. Les professeurs Lampron et Tchotourian bloguent quant à eux sur la plateforme Contact de l’université Laval. Enfin, il ne faut pas oublier que le blogging professoral peut parfois, aussi, se pratiquer sur des plateformes étrangères ou internationales, telle que I.CONnect en droit constitutionnel.
À l’extérieur du Québec, Ablawg ne semble pas s’éssoufler, bien au contraire, et continue d’être un blogue facultaire de référence dont les contributeurs sont eux aussi régulièrement cités par les tribunaux.
Mais, il continue d’être vrai aussi que la proportion des professeurs-bloggueurs est très faible, et que les domaines du droit couverts sont peu nombreux, relevant essentiellement du droit public (constitutionnel, administratif et pénal).
Je terminerai en m’arrêtant sur l’idée avancée par le professeur Gautrais selon laquelle « Bloguer, c’est aussi – surtout – faire bloguer les autres » (p. 207). C’est elle qui permettrait de pallier les éventuels questionnements et difficulés affectant le blogging professoral en mutant les blogues de professeurs en blogues d’étudiants-chercheurs, sous la supervision du professeur.
Faire bloguer les autres, c’est ce qu’a très bien su faire le professeur Gautrais avec ses étudiants et le blogue droitdu.net. C’est une excellente idée et l’initiative est très bénéfique pour tous. Les étudiants y trouvent à n’en pas douter un intérêt pour pratiquer l’écriture sur le droit, se tenir informés et se prévaloir de publications hâtives dans leur cursus. Les lecteurs peuvent se rassurer, ces étudiants ont été correctement encadrés, les billets sélectionnés, ce qui fournit une garantie de qualité. Faire bloguer les étudiants dans le cadre de leurs apprentissages en droit devrait inspirer d’autres professeurs, l’avenir du blogging juridique se joue d’ailleurs peut-être surtout là. Cela étant dit, il ne me semble pas possible d’envisager une mutation du blogging professoral en blogging étudiant. Ce sont deux choses bien différentes dans leur nature. Faire bloguer les autres n’équivaut à bloguer soi-même que lorsqu’on a recours à des auteurs fantômes, ce qui à l’évidence n’est pas la position défendue par le professeur Gautrais. Le professeur blogueur est le chercheur, expert dans son domaine, qui partage avec la communauté juridique (et pas seulement ses étudiants) ses réflexions, opinions et analyses sur une question de droit. Rien ne saurait remplacer cet « exercice » là, pour reprendre les mots de Vincent Gautrais. À chacun sa mission. Faire bloguer ses étudiants c’est une manière stimulante et pertinente de les initier à la recherche, la réflexion et à une écriture concise et accessible sur le droit. Manifestement, en faisant bloguer ses étudiants le professeur Gautrais a trouvé le moyen de continuer à nourrir son intérêt pour le blogging juridique, sans avoir à s’y investir personnellement. Il serait souhaitable que les professeurs de droit prennent exemple et incluent cet exercice dans l’apprentissage de leurs étudiants. Mais ce faisant, ils n’en deviendraient pas pour autant des professeurs blogueurs.