Dans ses derniers billets estivaux Kevin O’Keefe a peaufiné son idée de créer une véritable communauté de juristes blogueurs, et dans celui du 22 août il énumèrait les différentes manières dont Lexblog, en tant que plateforme de blogues juridiques, pourrait apporter sa contribution à cet ambitieux et séduisant projet. En réalité, les propositions de Kevin, jetées pèle-mêle, vont plus loin et sont de nature à interpeller quiconque s’intéresse aux blogues et au blogging juridique.
On sent en lisant régulièrement l’auteur de Real Lawyers que, pour lui, le temps est venu de faire passer le blogging juridique à un niveau supérieur, et ça commence par l’édification de cette fameuse communauté:
The mission of a community would be focused on something greater than ourselves – to connect lawyers with people, for good. Lawyers are irrelevant to 85% of people. It’s not the cost of a lawyer, it’s trust and not having a clue what lawyers do. Lawyers, coast to coast, blogging on issues relevant to consumers, small business people, corporations and other organizations will get lawyers out where people are, on the net, and out in a real and authentic way.
À l’heure où l’on déploie un peu partout tant d’efforts financiers, technologiques et de matière grise pour rendre la justice plus accessible, vouloir rapprocher les justiciables des avocats par le biais du blogging pourrait être une voie prometteuse, surtout dans la mesure où, effectivement, les blogues d’avocats auraient pour vocation non pas seulement de vendre à tout prix leurs services, mais aussi de rendre leur expertise, leur savoir-faire, accessibles au plus grand nombre. Des blogues d’avocats de qualité, informatifs et pédagogiques contribueraient sans aucun doute à faciliter la compréhension de quelques pans du droit auxquels les justiciables sont confrontés. Comme le suggère Kevin, on pourrait aussi espérer que, sortent de ponts entre les avocats et les justiciables, les blogues permettraient à ces derniers de s’adresser à tel avocat plutôt que tel autre au terme d’un choix réfléchi, fait en connaissance de cause et finalement en confiance. Cela contribuerait donc de fait, même si c’est de manière indirecte, à améliorer l’accès à la justice. Cela étant, et quoi qu’en dise Kevin, au Québec le coût des avocats demeure l’une des principales raisons du manque d’accès à la justice. » En 2016, 69 % des répondants à une enquête réalisée pour le ministère québécois de la Justice estimaient qu’ils n’avaient pas l’argent nécessaire pour se défendre devant les tribunaux, principalement à cause des honoraires des avocats » explique Emmanuelle Berheim.
Reste que les avocats ne sont pas les seuls membres de la communauté des juristes blogueurs. De fait, cette communauté est bien plus large, puisqu’elle a vocation à englober, comme Kevin l’indique d’ailleurs en nommant des professions très variées telles que hommes d’affaires, juristes du gouvernement, juristes d’entreprise, professeurs, étudiants, bibliothécaires etc. Je m’étonne et regrette que les juges ne figurent pas dans cette liste. Bien qu’ils soient moins nombreux à bloguer que les autres professionnels du droit, ils devraient occuper une place de choix dans la communauté des blogueurs, particulièrement les anciens juges qui ont retrouvé leur liberté de parole et ont une précieuse expérience à partager. À cet égard, la liste pertinemment dressée par Robert Ambrogi en 2013 mériterait d’être complétée et actualisée, en élargissant la recherche au-delà des États-Unis.
Pour parvenir à créer cette communauté de juristes blogueurs, Kevin propose de mettre en place une formation expliquant ce que signifie bloguer et comment s’y prendre.
Pour avoir conçu un atelier d’introduction au blogging pour des étudiants, je suis moi-même convaincue que le développement du blogging juridique passe par une formation minimale permettant des apprentissages de base pour les juristes qui ne sont pas familiers avec les blogues, et ils sont nombreux. Toutefois, je crois qu’il faut rester attentif au risque qu’il y aurait à enseigner une façon particulière de bloguer. Internet regorge de billets de blogues ou de documents exposant les « n » conseils pour faire un bon blogue ou rédiger un bon billet ou encore pour maintenir un blogue influant, générant du trafic. Les juristes ne sont pas à l’abri de la tentation de recourir à ce genre de recettes, qui sont probablement pertinentes dans une perspective marketing mais qui n’ont aucun sens pour qui souhaite réellement communiquer un savoir-expert dans le domaine du droit. Ce qui est essentiel à mes yeux, quelle que soit la manière de concevoir et de pratiquer le blogging juridique (car il y en a effectivement plusieurs), c’est la liberté de parole du juriste blogueur. Les seules limites acceptables à sa liberté d’expression devraient être celles posées la loi et les obligations déontologiques ou éthiques auxquelles serait éventuellement tenu le juriste blogueur. S’il y a, par ailleurs, un format spécifique aux blogues qui s’est peu à peu dégagé en pratique (textes courts, liens hypertextes, absence de notes de bas de page, réaction à l’actualité), il ne s’agit pas d’un carcan. Il faut rappeler qu’il n’existe aucune norme officielle, et il est important que cela demeure ainsi afin, notamment, que puisse pleinement jouer la complémentarité des blogues avec les autres types de publications sur le droit. Prenant le risque de me répéter, je dirais que pour être utile, le blogging juridique doit pouvoir rester frais, spontané, subjectif, critique, et surtout riche de l’expérience professionnelle du blogueur, de son interprétation et de son opinion sur le droit qu’il commente. Envisagée de la sorte, l’évolution du blogging juridique devrait se faire en marge du modèle des revues électroniques avec directeur et comité de lecture sélectionnant et formatant les textes qui méritent d’être publiés. La communauté des lecteurs de blogues devrait continuer de sélectionner naturellement, comme elle le fait déjà, les blogues et les blogueurs les plus pertinents, les plus utiles et les plus intéressants.
Cela dit, aucune communauté de blogueurs ne peut se former si les juristes ne sont pas encouragés à bloguer. C’est pourquoi, dans ce même billet, Kevin évoque toutes sortes de mesures que Lexblog pourrait prendre afin de promouvoir et encourager le blogging juridique. La principale de ces mesures consiste à faire la promotion, par une publication spéciale et attrayante, des juristes blogueurs et de leurs blogues. Outre la « vedettarisation » à laquelle elle semble ainsi vouloir contribuer, la publication aurait pour mission de mettre de l’avant ce qui s’écrit de meilleur dans la blogosphère. Il me semble que c’est une belle idée. Les universitaires américains l’ont d’ailleurs mise en pratique il y a plusieurs années pour faire le pont entre blogues et publications traditionnelles. C’était dans le Journal of law, auquel a été adjoint en 2011 une rubrique intitulée The Post. Le projet d’extraire sinon le meilleur, au moins le bon de la blogosphère s’accompagnait heureusement d’une explication des critères qui seraient mis en oeuvre pour réaliser cette sélection. Lexblog devra faire cet important et délicat exercice de détermination et d’explicitation des critères. À défaut, l’entreprise de promotion du blogging risquerait tout simplement d’être contre productive car peu transparente et objective. La même remarque vaut d’ailleurs pour l’idée de reconnaître les meilleurs blogueurs par sujets, entreprises ou organisation. Qui va décider qui sont les meilleurs blogueurs, et surtout comment ? On peut aussi se demander comment il sera procédé au fameux « Recruitment of existing credible legal bloggers and blogs into the community » qui est proposé.
Ces questions méritent d’autant plus de réponses que Lexblog entend participer à la reconnaissance des blogues comme sources du droit secondaires, en mettant en place une mesure qui serait de nature à exaucer le voeux que j’ai formulé plus tôt cette année. Il s’agit de l’élaboration d’un outil de recherche visant à faciliter l’accès au contenu des blogues. Cela me paraît être l’ultime étape de reconnaissance du caractère doctrinal des blogues, dans sa dimension pratique. Pour les juristes, praticiens, chercheurs, enseignants, étudiants et citoyens, le contenu de la blogosphère devrait pouvoir être accessible autrement qu’à travers des répertoires de blogues ou de blogueurs qui, s’ils sont indispensables et utiles, ne permettent cependant pas d’identifier des billets traitant de questions ou thème précis. Or, au début du mois, Kevin annonçait que Lexblog offre désormais gratuitement aux bibliothèques et organismes de recherche juridique un flux RSS amélioré leur permettant d’extraire dans leur base de données le contenu des blogues répertoriés et agrégés sur la plateforme de Lexblog (sur lequel on retrouve d’ailleurs notamment Juris Blogging).
Très honnêtement, j’ignore ce que cela signifie techniquement et si, en fin de compte, il serait possible de cette manière d’effectuer des recherches dont les résultats renverraient au contenu même des blogues. Emmanuel Barthe, l’auteur de Un blogue pour l’information juridique, a eu l’amabilité de tenter une réponse à ma question sur Twitter. Les obstacles ou interrogations qu’il évoque ne semblent pas d’ordre technique mais plutôt pratique et juridique et dépendent en grande partie de la manière dont le flux de Lexblog serait utilisé. Il sera donc important de suivre l’évolution de ce projet et de savoir si, et comment, le flux intéressera les spécialistes de la recherche juridique.