Depuis plusieurs semaines, j’avais en projet de faire le point sur la pratique du blogging chez les professeurs de droit. Or, nous voilà pleinement entrés en 2017 et 2 évènements récents, l’un canadien l’autre américain, sont venus souligner l’actualité de mon projet et m’inciter à passer à l’acte.
Le jugement rendu ce 24 janvier par la Cour suprême du Royaume-Uni sur le Brexit vient définitivement me convaincre que ce billet est d’actualité. Il rend en effet un hommage éclatant aux professeurs de droit qui ont débattu dans la blogosphère au sujet de l’interprétation de l’article 50 du Traité sur l’Union européenne. Ainsi, la majorité reconnaît, au seuil de sa décision :
We have also been much assisted by a number of illuminating articles written by academics following the handing down of the judgment of the Divisional Court. It is a tribute to those articles that they have resulted in the arguments advanced before this Court being somewhat different from, and more refined than, those before that court. (par.11)
Tandis que Lord Carnwath, dissident, explique:
The very full debate in the courts has been supplemented by a vigorous and illuminating academic debate conducted on the web (particularly through the UK Constitutional Law Blog site). (par.274)
Mais ce sont d’abord les Clawbies 2016 qui avaient retenu toute mon attention fin décembre, impatiente que j’étais de découvrir les blogues canadiens lauréats de ces belles récompenses. À cette occasion, je n’ai pas manqué de relever que, en dépit de leur infériorité numérique par rapport aux blogues de praticiens, les blogues d’universitaires (professeurs et/ou étudiants et chercheurs) sont cette année encore bien récompensés. Le titre de meilleur blogue juridique canadien pour 2016 a été décerné au blogue The Court de la Osgoode Hall Law School de l’Université York. The Court, crée par le professeur Simon Fodden en 2007, aujourd’hui administré par les étudiants de Osgoode sous la supervision d’un professeur, succède aux blogues Administrative Law Matters du professeur Paul Daly et Double Aspect du professeur Léonid Sirota, récipiendaires du titre respectivement en 2015 et 2014. N’oublions pas également que les Clawbies décernent chaque année un prix du meilleur blogue de professeur de droit ou meilleur blogue facultaire. En 2016, c’est le blogue National Security Law du professeur Craig Forcese de l’Université d’Ottawa qui a été désigné grand gagnant dans cette catégorie.
C’est ensuite le congrès annuel de l’Association des facultés de droit américaines de début janvier, qui a retenu mon attention, car l’une des nombreuses sessions de ce congrès portait sur l’apport et la forme du blogging pour les professeurs de droit. Kevin O’Keefe, auteur du blogue Real Lawyers Have Blogs qui vient de lancer Law School Blog Network blog, a assisté à cette session et en a fait un compte rendu fort instructif. Plusieurs points me paraissent importants dans ce compte rendu, d’autant qu’ils viennent confirmer et réactualiser ce que l’on savait déjà du blogging professoral aux États-Unis.
Qu’en est-il au Canada et plus spécialement au Québec ?
Je reviendrai sur les points soulevés par Kevin O’keefe pour les commenter à la lumière de ce que j’ai pu observer pour le Canada jusqu’à présent. Mais je commencerai d’abord par quelques observations générales de nature à mieux cerner le phénomène du blogging chez les professeurs de droit canadiens.
- Le blogging professoral est peu répandu au Canada, et très peu répandu au Québec alors qu’il s’est développé en France, aux États-Unis, ou encore en Amérique latine dans les années 2000.
Le Canada compte 23 facultés de droit et, en complétant le répertoire Lawblogs.ca valable pour l’ensemble du Canada avec le répertoire de Juris Blogging valable pour le seul Québec, il existerait à ce jour au moins 32 blogues canadiens (ce chiffre est approximatif en raison du caractère non exhaustif des répertoires existants) sur lesquels les professeurs de droit écrivent (blogues facultaires, blogues individuels, blogues collaboratifs). Pour un aperçu d’ensemble voyez le tableau à la fin de ce billet. Il faut considérer aussi que des professeurs canadiens contribuent parfois à des blogues étrangers ou internationaux.
- Au Québec, on a pu observer une augmentation significative du nombre de blogues de professeurs entre 2014-2016 grâce à la plateforme OpenUm qui permet aux professeurs et chercheurs d’avoir une vitrine à travers un site sur lequel figure, éventuellement, un blogue.
Ces sites n’ont cependant pas toujours été accompagnés de la création d’un blogue et, surtout, les professeurs qui ont choisi de posséder un blogue ne sont pas toujours très actifs, ce qui peut entretenir une certaine illusion d’optique.
- Les blogues individuels de professeurs sont plus nombreux (au moins 20) que les blogues collectifs ou collaboratifs, dont les blogues facultaires (6).
Naturellement, il est beaucoup plus difficile de maintenir un bon rythme de publications sur un blogue individuel que sur un blogue collaboratif, ce qui explique en partie l’atonie du blogging professoral. C’est pourquoi, à chaque fois que j’en ai l’occasion, je conseille aux professeurs, intéressés par le blogging juridique mais réticents à se lancer, de se tourner vers des blogues collectifs susceptibles d’accueillir leurs billets. CanLII connecte est par exemple très approprié pour publier un court commentaire de décision (mais les professeurs ne semblent pas beaucoup participer à ce blogue, sauf pour republier un billet paru initialement sur un autre blogue). La création de blogues facultaires, ou la participation à des blogues facultaires existant, est également une voie à encourager puisqu’elle permet de répartir la charge de publication sur l’ensemble ou une partie du corps professoral d’une institution facultaire.
Comparaison États-Unis /Canada
- Kevin O’Keefe note en premier lieu, et c’est d’ailleurs le titre choisi pour son billet, que le blogging permet aux professeurs d’assoir leur réputation, de se faire un nom. À titre d’exemple, il cite le cas de cette praticienne qui aurait obtenu un poste de professeure grâce à son blogue.
Il en va donc des professeurs comme des autres juristes, blogguer permet une très belle visibilité dans un contexte de concurrence où il est toujours appréciable de pouvoir se démarquer à moindre coût. Cela confirme aussi ce que montraient des études plus ou moins récentes.
Au Canada, et spécialement au Québec, le constat est clair : nous n’en sommes pas là.
- Notre blogueur observe par ailleurs que les facultés de droit, leurs doyens, sont favorables à la pratique du blogging par les professeurs car cela contribue à entretenir ou accroître la réputation des facultés.
Là encore, cela confirme la pratique qui semblait s’être installée depuis une petite dizaine d’année aux États-Unis. Il m’est difficile de me prononcer pour l’ensemble du Canada, mais pour le Québec il ne m’a jamais semblé jusqu’à présent que les facultés de droit étaient favorables au blogging des professeurs. En ce sens que si elles ne sont pas défavorables à cette pratique, elles ne semblent pas non plus l’encourager.
Reste qu’un sondage serait sans doute le meilleur moyen de prendre le pouls des facultés de droit et de leurs professeurs au sujet du blogging. C’est d’ailleurs un projet qui figure en bonne place dans la liste des contributions du Juris Blogging à une meilleure connaissance des pratiques, des attentes, des positions des juristes face aux blogues.
- Kevin O’Keefe rappelle en outre que les juges citent les blogues juridiques et les considèrent comme une forme de la littérature doctrinale et de dialogue sur le droit.
J’ai déjà abordé la dimension doctrinale du blogging juridique ici et fait remarquer, dans un autre billet, le frémissement perceptible dans la jurisprudence québécoise qui ne dédaigne plus citer des blogues. Ce frémissement reste toutefois à confirmer et par ailleurs (mais c’est très probablement lié) la reconnaissance du caractère « doctrinal » des blogues juridiques est loin d’être acquise. Comme je le précisais à l’automne aux avocats présents à la conférence organisée par l’ABC Québec, l’institution universitaire a un rôle important à jouer dans cette reconnaissance. Elle devrait prendre les blogues au sérieux et se doter d’une politique permettant d’intégrer, à sa juste place, cette forme nouvelle de littérature juridique dans le curriculum des professeurs. En effet, certaines contributions de professeurs blogueurs représentent davantage qu’un service à la collectivité, tandis que d’autres ne s’apparentent à aucune forme traditionnelle de production scientifique. Quoi qu’il en soit, une telle reconnaissance constituerait, à n’en pas douter, une motivation pour les professeurs blogueurs et un encouragement à franchir le pas pour ceux qui ne le sont pas encore. Je pense que l’avenir du blogging juridique québécois dépend largement du chemin qui sera suivi par les acteurs concernés.
- Enfin, Kevin O’Keefe rapporte un dernier point intéressant : les professeurs blogueurs américains s’accordent pour dire que les blogues sur lesquels ils publient doivent demeurer indépendants des facultés de droit.
Or, sur ce dernier point, Léonid Sirota faisait justement observer, dans un commentaire posté le 10 janvier sous la publication facebook de Juris blogging, que le contraste avec les blogues facultaires canadiens est intéressant. Il remarque ainsi que les professeurs canadiens, « de toute évidence, ne sentent pas le besoin de maintenir le contrôle (ou ne veulent pas faire l’investissement d’effort supplémentaire que ça requiert)…même si les blogues facultaires aussi sont « separate and apart » des sites des facultés ».
En effet, il n’existe pas vraiment au Canada de plateforme de blogging sur lesquelles contribueraient librement les professeurs canadiens comme le font les professeurs américains sur des blogues indépendants et collaboratifs tels que Balkinization, The Volokh Conspiracy, PrawfsBlawg, ou encore The Faculty Lounge. Au contraire, il existe 6 blogues facultaires (excluant les blogues de groupes, centre, instituts de recherches rattachés à l’institution universitaire pour ne conserver que ceux qui sont facultaires) dont le lien de dépendance vis-à-vis de l’institution facultaire n’est pas facile à déterminer. Ils sont rarement hébergés directement sur le site des facultés et lorsqu’ils sont hébergés ailleurs, on ne peut pas dire que les facultés signalent correctement l’existence des blogues.
Bref, voici, ce que l’on peut dire de ce lien de dépendance au terme d’une recherche sommaire :
À qui de droit, le blogue de la faculté de droit de l’université de Sherbrooke est accessible via une étiquette présente sur la page d’accueil du site de la faculté ainsi que via un lien dans le menu du site consacré à la Recherche. Cependant, le blogue précise en page d’accueil : « Bien que ce blogue soit une initiative de la Faculté de droit visant à promouvoir la recherche, les billets et les propos qui y sont publiés n’engagent que leurs auteurs ». De fait, il n’existe aucune direction éditoriale pour ce blogue sur lequel les membres de la faculté postent librement leurs billets.
ABlawg ne mentionne pas un tel avertissement. Il dépend, dans son fonctionnement, de l’institution facultaire qui administre et dispense les fonds destinés à rétribuer les étudiants chargés de résumer les décisions de justice. Cela n’implique pas plus un droit de regard de la faculté sur les écrits de ses professeurs que lorsqu’ils publient dans des revues juridiques. On ignore s’il existe une direction de la publication. Le blogue de la faculté de droit de l’université de Calgary est accessible via le site de la faculté qui comporte un menu de liens vers des sites juridiques.
Blogging for Equality établit un lien étroit entre les professeurs et la faculté de droit de l’université d’Ottawa dans la présentation du blogue et indique, sans autre précision, que l’administrateur du blogue conserve le contrôle éditorial. Cependant, il ne semble exister aucun lien vers le blogue depuis le site de l’université ou des sections de droit civil ou de common law de la faculté de droit.
Le bloque de la faculté de droit de l’université de l’Alberta ne fournit pour sa part aucune information. Bien qu’il affiche fièrement son affiliation à la faculté de droit, aucun lien sur le site de celle-ci n’y renvoie, ce qui affaiblit la thèse de la dépendance.
Le blogue de la faculté de droit de l’université de Toronto est partie intégrante du site de la faculté puisqu’il correspond à un sous-menu du menu intitulé Scholarship & Publications. Aucune autre information n’est disponible au sujet de ce blogue.
Enfin, Usask Law Blog se présente, dès sa page d’accueil, comme le blogue officiel de la faculté de droit de l’université de Saskatchewan. On ne trouve pourtant aucun lien sur le site vers le blogue.
Professeurs : Bloguez !
En conclusion de ce déjà trop long billet, je voudrais souligner plusieurs (bonnes) occasions que les professeurs de droit pourraient avoir de bloguer, c’est-à-dire de produire un texte court qui, par nature, n’a pas tout à fait vocation à être publié dans la presse traditionnelle (car trop technique ou académique par exemple) mais qui, en même temps, ne répond pas aux canons des publications scientifiques (car justement trop court, trop à chaud, trop personnel, trop pédagogique etc.)
En effet, au-delà du bref commentaire de décision publié à chaud, il existe d’autres occasions de bloguer qui ont déjà d’ailleurs déjà été évoquées dans un précédent billet.
- La mise à jour de publications
National Security Law, désigné meilleur blogue de professeur en 2016, a été créé par le professeur Craig Forcese dans l’unique but de fournir des mises à jour de son ouvrage du même nom. Il a d’ailleurs adopté cette même méthode pour d’autres ouvrages dont il est co-auteur.
Lorsqu’un professeur met à jour un fascicule du Juris-Classeur, pourquoi ne pas saisir l’occasion de publier un billet sur l’apport à la matière de tel évènement, telle décision récente ?
- Le commentaire d’actualité
Projets de lois ou règlements, auditions en commissions parlementaires, auditions judiciaires, décisions, voilà autant d’occasion pour un professeur de droit de s’exprimer sur un point de droit qui fait l’actualité en l’éclairant de son expertise. Pour un exemple, voir ce billet. Cela peut consister à faire valoir une opinion critique, à clarifier un point de droit ou un concept malmené en pensant être utile aux étudiants etc. Cela peut aussi prendre la forme d’une vidéo postée sur le blog, voir par exemple le travail de Peter Sankoff.
- La recension d’ouvrages
Le genre mériterait, selon moi, de se développer dans la blogosphère. Les professeurs sont parmi les meilleurs critiques de publications qu’ils lisent et utilisent dans le cadre de leurs recherches ou de leurs enseignements. Pourquoi ne pas partager avec la communauté en bloguant sur ses lectures ? Les publications papiers ne sont pas vraiment servies par les notices bibliographiques qui paraissent des mois, voire des années, plus tard dans les revues de droit.
Vous voyez d’autres occasions de bloguer pour un professeur de droit ? N’hésitez pas à les faire connaître !
2 thoughts on “Professeurs-bloggeurs à l’honneur”
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